Corpus n°7

 Document 1: Le Fracas du temps, Julian Barnes, 2016

          Sauf qu'en 1929 déjà il avait été officiellement dénoncé, informé que sa musique "s'écartait de la voie principale de l'art soviétique", et viré de son poste à l'Institut chorégraphique. Sauf que, la même année, Misha Kvadri, à qui il avait dédié sa Première Symphonie, avait été le premier de ses amis et collègues à être arrêté et exécuté.

          Sauf qu'en 1932, quand le Parti avait dissous les organisations indépendantes et pris le contrôle de toutes les affaires culturelles, il n'en était pas résulté une réduction d'arrogance, de sectarisme et d'ignorance, mais bien plutôt une concentration systématique de tout cela. Et si le projet de transformer un mineur de fond en un compositeur de symphonies ne s'était pas précisément réalisé, l'inverse s'était plus ou moins produit : un compositeur était censé augmenter sa production comme un mineur de fond la sienne, et sa musique était censée réchauffer les coeurs comme le charbon du mineur réchauffait les corps. Les bureaucrates évaluaient la production musicale comme ils évaluaient d'autres catégories de production; il y avait des normes établies, et des déviations par rapport à ces normes.

          À la gare d'Arkhangelsk, ouvrant la Pravda avec des doigts gelés, il avait vu en troisième page un titre qui identifiait et condamnait la déviance :"Du fatras en guise de musique". Il avait aussitôt décidé de retourner chez lui, via Moscou, où il demanderait conseil. Dans le train, tandis que défilait dehors le paysage glacé, il avait relu cinq, six fois l'éditorial. Il avait d'abord été choqué autant pour son opéra que pour lui-même : après un tel anathème, Lady Macbeth de Mzensk ne pouvait pas continuer au Bolchoï. Au cours des deux dernières années, l'oeuvre avait été applaudie partout - de New-York à Cleveland, de la Suède jusqu'en Argentine. À Moscou et à Leningrad, elle avaitbplu non seulement au public et aux critiques, mais aussi aux commissaires politiques.  Lors du XVIIe congrès du Parti, ses représentations avaient été incluses dans la production officielle du district de Moscou, laquelle était censée rivaliser avec les quotas de production des mines de houille du Donbass.

          Tout cela ne signifiait plus rien : son opéra allait être supprimé comme un chien bruyant qui a soudain déplu à son maître. Il essayait d'analyser les différents éléments de l'attaque aussi lucidement que possible. D'abord, le succès même de son opéra, tout particulièrement à l'étranger, s'était retourné contre lui. Quelques mois plus tôt seulement, la Pravda  avait patriotiquement rendu compte de la première de l'oeuvre au Metropolitan Museum de New-York. Et maintenant, le même journal "savait" que Lady Macbeth de Mzensk n'avait eu de succès en-dehors de l'Union soviétique que parce que ladite oeuvre était "non politique et déroutante", et parce qu'elle "titillait le goût perverti des bourgeois avec sa musique agitée, névrotique".

          Ensuite, et lié à cela, il y avait ce à quoi il pensait comme étant la "critique de loge gouvernementale", une expression verbale de ces sourires narquois et de ces bâillements d'obséquieux acolytes se tournant vers l'invisible Staline. Il lisait donc que sa musique "cancanait et grognait", que sa nature "nerveuse, convulsive et spasmodique" dérivait du jazz, qu'elle remplaçait le chant par des "cris perçants". Cet opéra avait manifestement été composé pour plaire aux "dégénérés", qui avaient perdu tout "goût sain" pour la musique, préférant "un flot sonore confus". Quant au livret, il se concentrait délibérément sur les parties les plus sordides du récit de Leskov; le résultat était "grossier, primitif et vulgaire".

          Mais ses torts étaient également politiques. Aussi l'analyse anonyme, due à quelqu'un qui s'y connaissait autant en musique qu'un cochon en fenaison, était-elle ornée de ces étiquettes familières imbibées de vinaigre : "petit-bourgeois, formaliste, meyerholdiste, gauchiste". Le compositeur avait écrit non un opéra, mais un antiopéra, avec une musique volontairement subvertie; il avait bu à la source empoisonnée qui produisait "une distorsion gauchiste en peinture, en poésie, dans l'enseignement et la science". Au cas où il aurait fallu mettre les points sur les i -et il le fallait toujours-, le gauchisme était opposé "au vrai art, à la vraie science et à la vraie littérature".

          "Ceux qui ont des oreilles entendront", aimait-il dire. Mais même les sourds ne pouvaient manquer de percevoir ce que disait "Du fatras en guise de musique", et d'en deviner les conséquences probables. Il y avait trois phrases qui ne visaient pas seulement son fourvoiement supposé, mais sa personne même. "Le compositeur n'a visiblement jamais songé à la question de savoir ce que le public soviétique espère et attend de la musique." Cela suffisait à le faire exclure de l'Union des compositeurs. "Le danger de cette tendance pour la musique soviétique est évident." Cela suffisait à lui faire perdre la possibilité de composer et d'être joué. Et enfin : "C'est un jeu d'ingéniosité qui peut très mal finir." Cela suffisait à lui faire perdre la vie.


Document 2 : La Haine de la musique, Pascal Quignard, 2014

          La musique est le seul, de tous les arts, qui ait collaboré à l'extermination des Juifs organisée par les Allemands de 1933 à 1945. Elle est le seul art qui ait été requis comme tel par l'administration des Konzentrationlager. Il faut souligner, au détriment de cet art, qu'elle est le seul art qui ait pu s'arranger de l'organisatiin des camps, de la faim, du dénuement, du travail, de la douleur, de l'humiliation, et de la mort. [...]

*

          L'expression Haine de la musique veut exprimer à quel point la musique peut devenir haïssable pour celui qui l'a le plus aimée.

*

          La musique attire à elle les corps humains.

          C'est encore la sirène dans le conte d'Homère. Ulysse attaché au mât de son vaisseau est assailli par la mélodie qui l'attire. La musique est un hameçon qui saisit les âmes et les mène dans la mort.

          Ce fut la douleur des déportés dont les corps se soulevaient en dépit d'eux.

*

          Il faut entendre ceci en tremblant : c'est en musique que ces corps nus entraient dans la chambre.

*

          Simon Laks a écrit : "La musique précipitait la fin".

          Primo Levi a écrit : "Au lager la musique entraînait vers le fond."

          Dans le camp d'Auschwitz, Simon Laks fut violoniste, puis copiste de musique permanent (Notenschreiber), enfin chef d'orchestre.

          Le chimiste italien Primo Levi entendit le chef d'orchestre polonais Simon Laks diriger.

           Comme Simon Laks à son retour, en 1945, Primo Levi écrivit Se questo è un uomo. Son livre fut refusé par plusieurs éditeurs. Publié enfin en 1947, il ne fut pas davantage accueilli que ne le fut Musiques d'un autre monde. Dans Se questo è un uomo, Primo Levi écrivait qu'à Auschwitz, aucun détenu ordinaire, appartenant à un Kommando ordinaire, n'avait pu survivre [...].

*

          [...] La musique viole le corps humain. Elle met debout. Les rythmes musicaux fascinent les rythmes corporels. À la rencontre de la musique, l'oreille ne peut se fermer. La musique, étant un pouvoir, s'associe de ce fait à tout pouvoir. Elle est d'essence inégalitaire. Ouïe et obéissance sont liées. Un chef, des exécutants, des obéissants, telle est la structure que son exécution aussitôt met en place. Partout où il y a un chef et des exécutants, il y a de la musique. [...] Cadence et mesure. La marche est cadencée, les coups de matraque sont cadencés, les saluts dont cadencés. [...].

*

          Entendre et obéir.

          La première fois où Primo Levi entendit la fanfare à l'entrée du camp jouant Rosamunda, il eut du mal à réprimer le rire nerveux qui se saisit de lui. Alors il vit apparaître les bataillons rentrant au camp avec une démarche bizarre : avançant en rang par cinq, presque rigides, le coup tendu, les bras au corps, comme des hommes faits de bois, la musique soulevant les jambes et des dizaines de milliers de sabots de bois, contractant les corps comme ceux d'automates.

          Les hommes étaient si dépourvus de force que les muscles des jambes obéissaient malgré eux à la force propre aux rythmes que la mudique du camp imposait et que Simon Lask dirigeait.

*

          Primo Levi a nommé "infernale" la musique [...] : "Leurs âmes sont mortes et c'est la musique qui les pousse en avant comme le vent les feuilles sèches, et leur tient lieu de volonté." [...]

          Ce ne fut pas pour apaiser leur douleur, ni même pour se concilier leurs victimes, que les soldats allemands organisèrent la musique dans les camps de la mort.

1. Ce fut pour augmenter l'obéissance et les souder tous dans la fusion non personnelle, non privée, qu'engendre toute musique.

2. Ce fut par plaisir, plaisir esthétique et jouissance sadique, éprouvés à l'audition d'airs aimés et à la vision d'un ballet d'humiliation dansé par la troupe de ceux qui portaient les péchés de ceux qui les humiliaient.

          Ce fut une musique rituelle.

Document 3 : Si c'est un homme, Primo Levi, 1947

          Pour la première fois que je suis au camp, la cloche du réveil me surprend dans un sommeil profond, et c'est un peu comme si je sortais du néant. Au moment de la dustribution du pain, on entend au loin, dans le petit matin obscur, la fanfare qui commence à jouer : ce sont nos camarades de baraque qui partent travailler au pas militaire. Du KB on n'entend pas très bien la musique : sur le fond sonore de la grosse caisse et des cymbales qui produisent un martèlement continu et monotone, les phrases musicales se détachent par intervalles, au gré du vent. De nos lits, nous nous entre-regardons, pénétrés du caractère infernal de cette musique. Une douzaine de motifs seulement, qui se répètent tous les jours, matin et soir : des marches et des chansons populaires chères aux coeurs allemands. Elles sont gravées dans notre esprit et seront bien la dernière chose du Lager que nous oublieront; car elles sont la voix du Lager, l'expression sensible de sa folie géométrique, de la détermination avec laquelle des hommes entreprirent de nous anéantir, de nous détruire en tant qu'hommes avant de nous faire mourir lentement. Quand cette musique éclate, nous savons que nos camarades, dehors dans le brouillard, se mettent en marche comme des automates; leurs âmes sont mortes, et c'est la musique qui les pousse en avant comme le vent les feuilles sèches, et leur tient lieu de volonté. Car ils n'ont plus de volonté : chaque pulsation est un pas, une contraction automatique de leurs muscles inertes. Voilà ce qu'ont fait les Allemands. Ils sont dix mille hommes, et ils ne forment plus qu'une même machine grise; ils sont exactement déterminés; ils ne pensent pas, ils ne veulent pas, ils marchent.

          Jamaus les SS n'ont manqué l'une de ces parades d'entrée et de sortie. Qui pourrait leur refuser le droit d'assister à la chorégraphie qu'ils ont eux mêmes élaborée, à la danse de ces hommes lorts qui laissent, équipe par équipe, le brouillard pour le brouillard ? Quelle preuve plus tangible de leur victoire ? Ceux du KB connaissent bien aussi ces départs et ces retours, l'hypnose du rythme continu qui annihile la pensée et endort la douleur; ils en ont fait l'expérience, ils la ferint encore. Mais il fallait échapper au maléfice, il fallait entendre la musique de l'extérieur, comme nous l'entendions au KB, comme nous l'entendons aujourd'hui dans le souvenir, maintenant que nous sommes à nouveau libres et revenus à la vie; il fallait l'entendre sans y obéir, sans la subir, pour comprendre ce qu'elle représentait, pour quelles raisons préméditées les Allemands avaient instauré ce rite monstrueux, et pourquoi aujourd'hui encore, quand une de ces innocentes chansonnettes nous revient en mémoire, nous sentons notre sangvsebglacer dans nos veines et nous prenons conscience qu'être revenus d'Auschwitz tient du miracle.


Document 4 :   Introduction au Verfügbar aux Enfers. Une opérette à Ravensbrück, Claire Andrieu, 2005

          Comme l'indique le manuscrit lui-même, Le Verfügbar aux Enfers est une "opérette revue". Il relève donc non seulement de la comédie musicale, mais du music-hall. Un genre inattendu pour décrire la condition de détenues concentrationnaires. Ce refus délibéré de l'esprit de sérieux est une technique de survie. "Tu n'as aucun effort à faire pour te libérer... Tu n'as qu'à te laisser aller", dit le présentateur au choeur des Verfügbar. Ne pas se laisser aller, c'est refuser l'émotion envahissante. Le seul'passage lyrique de l'opérette est un poème chanté adressé à l'Espoir. Ni apitoiement sur soi, ni victimisation, ni l'inverse, l'héroïsation. Le jour anodin sous lequel est présentée l'action des détenues dans la Résistance leur donne une allure d'antihéros plutôt que d'héroïnes. Mettre à distance le présent comme le passé, pour consacrer toutes ses forces à la survie. "Survivre, notre ultime sabotage", écrit Getmaine Tillion en 1946.

          Communicatif et tonique, le rire contribue à créer une communauté qui est en soi un facteur de survie. En partie collective, l'écriture même de l'opérette participe déjà de la formation d'une solidarité. Sa représentation aurait étendu le réseau de complicité et développé une conscience de résistance dans l'auditoire, mais le contenu subversif et le régime concentrationnaire en excluaient l'éventualité. Il y eut cependant deux spectacles de détenues données à Ravensbrück, l'un autorisé, à 1944 pour les enfants, et l'autre clandestin, le Schum Schum [...], dont la représentation fut surprise par les gardiennes et qui fut suivie de six semaines de cachot pour trente-deux prisonnières. Le Verfügbar a seulement été dit et chantonné dans le groupe des compagnes de Germaine.

          Le premier rire qui retentit dans le texte est un rire de potache, un fou rire de collégienne qui déclenche ce pastiche de l'Orphée aux Enfers d'Offenbach. Déjà parodie de l'opéra lyrisue créé par Gluck, l'opéra bouffe créé sous le Second Empire se voit doublé d'une imitation : c'est un pastiche de parodie que la détenue conçoit du fond de sa caisse en octobre 1944. On peut imaginer l'amusement qu'elle éprouve à écrire le prologue, un "à la manière de " d'une bucolique latine, ou ce remake d'une fable de La Fontaine dans lequel le Verfügbar joue le rôle du pauvre bûcheron; ou encore cette transposition comique du chant éploré d'Orphée ayant perdu sin Eurydice, tiré de l'opéra originel. À bien des égards, Le Verfügbar est un joyeux canular. Détournées de leur sens, les références littéraires et musicales y abondent et servent à réaffirmer dans un éclat de rire une identité culturelle directement menacée par l'entreprise de réduction à l'état de loque et fumée. [...]

          Les mésaventures du Verfügbar ne l'empêchent pas de conserver entrain et bonne humeur. Il égrène ses déconvenues sur des airs d'opérettes et de chansons populaires. La ritournelle ou le refrain dans l'oreille, l'auteure modifie les paroles ou leur sens, rimaille avec ardeur et désamorce le tragique ou l'horreur de la situation. Une fois seulement, l'humour devient grinçant, voire cruel. Dans une chanson de route, "Trente filles vont chantant" et rencontrent un "Hes ges" qui "va gueulant" et qui tue l'une d'elles à chaque couplet. Comme dans les comptines, le nombre des filles qui "vont chantant" diminue d'une unité à chaque refrain...


Commentaires

Articles les plus consultés