Corpus n°5
Document 1: Gil, Célia Houdart, 2015
Ah bon...ah bon...ah bon...ah bon...(en se bouchant le nezd'une main)...Tâchez de ne pas perdre la verticalité...non...non...non...non...Mâchoire relâchėe...C'est mieux...La cage thoracique toujours bien haute...ventre relâché...non...non...non...non...C'est ça...oui...oui...oui...oui...Un oui lié...Tenez bien le o...ya...ya...ya...ya...Vous avez plus d'espace derrière...pas seulement derrière le nez...Épaules basses...Allongez la nuque (Lucienne Franck touche les épaules de Gil et les tire en arrière)...Pas de raideur dans le cou...ya...ya...ya...ya...Très bien...On va reprendre la mélodie que je vous avais proposée la semaine dernière...(Gil ouvre de la pointe du pied son pupitre, pose sa partition)...Vous êtes prêt?...(elle retire ses deux bagues et commence l'accompagnement au tableau)...(Il chante)...Bon-ne jour-né-e...j'ai re-vu...Je vous arrête tout de suite...Restez plus bas...placé...voilà...Vous reprenez?...Bon-ne jour-né-e...j'ai revu...qui...Avancez...avancez encore...je n'oublie pas...Vous faites trop d'efforts...Ça peut être plus...qui je n'oublierai ja-mais...Relâchez (elle s'approche à nouveau, place une main sur son ventre)...Voilà...C'est plus aéré...moins fermé dans le son...Glissez d'une note à l'autre par le dessus...comme une balle de ping-pong sur un jet d'eau...reprenez à j'ai revu...Oui c'est ça...Plus ouvert dans le dos...fugaces...dont les yeux...Laissez-le venir...il est là...me faisaient...Il faut lâcher après le son...rapidement...mais il faut lâcher...sans se crisper...Et puis il ne faut vous jeter sur ce...Le fa et le fa dièse sont un peu trop agressifs...une haie...Ne vous affaissez pas...d'honneur...Attention...(elle s'approche de Gil, met une main dans son dos, l'autre sur son thorax)...Ne confondez pas détendu et mou...Depuis le début? ...Bon-ne jour-né-e...j'ai...Avant le si...là respirez...Pas précipité...je n'oublie pas...oui...Elles s'enve-lop-pè-rent...Bien...dans leurs...sou-ri-res...Vous avez peur du i...il faut l'avancer vers les dents sans le serrer...(elle reprend sa place au piano)...Continuez...Bo-ne jour-né-e...Voilà...qui com-men-ça...Ne traînez pas...mélancolique...noi-re...Vous ouvrez trop...noi-re...C'est mieux...sous les arbres verts...Oui c'est beaucoup mieux...[...]Avancez sans ralentir...soudain...trem-pée...d'aurore...Respirez...m,en-tra dans le coeur par...Diminuez-le...sur-prii-se...Voilà...Bien le i...Bravo,merci...Travaillez en vous bouchant le nez pour que ça n'aille pas dans le nez...Vous respirez où vous voulez du moment que vous êtes à l'aise...Mais attention, parfois trop respirer cela n'aide pas...Il ne faut pas trop préparer...Vous écouterez le son à la fin sur l'enregistrement...Vous verrez, votre corps quitte le navire par moments...Faites confiance au geste vocal...plus qu'au son.
[...]
Lucienne Franck était exigeante, sans sécheresse. Elle entendait tout. Les notes autant que le silence entre deux phrases. Même quand on ne chante pas ça chante, on vit, expliquait-elle, ça mène à quelque chose.
La première fois que Gil avait dû chanter une scène de duo en suivant quelques consignes de jeu, dès qu'il était monté sur l'estrade, les autres élèves avaient ri. Tous. Il n'avait jamais bien su pourquoi. Cela avait été un moment dur et humiliant.
Document 2: Les coulisses de la création, Karl Beffa et Cédric Villani, 2015
C.V.: Une vie d'ascète, est-ce que ce n'est pas un mot fort?
K.B.: Tout dépend de ce que l'on entend par ascèse. Si j'ai du mal à concevoir qu'on puisse se plonger en un clin d'oeil dans un état propice à la création, j'ai aussi du mal à concevoir qu'on puisse créer à heures fixes. Des deux côtés, cela semble impliquer que l'acte de créer obéirait à la volonté du compositeur.Or c'est une idée qui est étrangère à ma propre pratique.Chez moi, l'inspiration ne se commande pas, même si les conditions de sa venue peuvent être plus ou moins favorisées. J'admire la discipline à laquelle s'astreignaient des compositeurs comme Béla Bartók* ou Richard Strauss*. La vie de ces musiciens était réglée comme du papier...comme du papier à musique. On raconte que, chaque jour, ils étaient debout dès l'aube et composaient jusqu'au déjeuner, puis, une fois leur correspondance rédigée et quelques épreuves corrigées, ils se remettaient à la tâche et composaient jusqu'au soir. Et c'était comme ça toute l'année durant. C'est une organisation de vie que je ne supporterais pas et qui ne favoriserait sûrement pas ma créativité.
C.V.: Le grand mathématicien Shiing-Shen Chern, que j'évoquais tout à l'heure, a décrit à peu près quelque chose comme cela, même s'il se levait moins tôt. Lever, petit déjeuner, mathématique, thé, mathématique, déjeuner, mathématique, thé, mathématique...Cela lui a bien réussi! La question qui se pose ici c'est effectivementl'organisation de la vie et de l'environnement. Le moment,et le lieu, de la création. On a besoin d'un certain cadre.
K.B.: Moi, c'est à Paris que je suis le plus à l'aise pour composer. Dans un environnement familier. On dit souvent que la création suppose un dépaysement. Peut-être, mais il faut s'entendre sur ce que l'on met sous le mot de dépaysement. J'ai dit que je composais mieux quand j'étais dans mon environnement familier, c'est-à-dire mon bureau à l'ENS. Mais paradoxalement, je ressens quand même un dépaysement, à savoir que, quand je compose, dans l'acte de la création même, je m'abstrais totalement de cet environnement. Dans ma tête, je suis ailleurs. Je ne vois plus cet environnement, d'une certaine façon, je ne suis plus dedans. Cependant sa présence m'est nécessaire pour que, précisément, je puisse m'en extraire par la pensée.
J'ai aussi absolument besoin d'un piano. C'est d'ailleurs le cas de tous les compositeurs dont je me sens proche et dont j'apprécie les oeuvres. Dutilleux, dont l'oreille était phénoménale, composait beaucoup à la table, mais il avait quand même dans son studio de travail un piano droit derrière son dos, sur lequel il contrôlait les harmonies qu'il concevait dans sa tête avant de les coucher sur le papier.
Je suis très dubitatif quand j'entends des compositeurs dire qu'ils composent intégralement à la table car ils entendraient absolument tout dans leur tête sans l'aide d'un piano. J'ai tendance à douter de leur sincérité. D'autant que je me suisvrendu compte en assistant à quelques répétitions de leurs oeuvres où ils étaient présents qu'ils ne semblaient pas briller par leur capacité à détecter les fausses notes et les erreursde lecture des instrumentistes...Curieusement, ce sont les mêmes qui revendiquent la complexité pour elle-même, ceux dont les harmonies sont chargées jusqu'à la saturation, ceux dont le contrepoint est le plus touffu.
Pour moi, que je compose pour piano ou non, la position des mains sur le clavier m'aide à trouver de bonnes idées. Mon inspiration n'est pas fulgurante, j'essaie beaucoup, je tâtonne, je fais des allers-retours, je mets longtemps avant d'être satisfait. C'estbun travail de longue haleine et qui demande beaucoup de temps. Heureusement, j'ai la chance d'avoir des horaires d'enseignement peu contraignants. Cela me permet de me ménager les longues plages de travail qui me sont indispensables pour composer sans que cela se fasse au détriment de mon enseignement. En revanche, ces longues heures en solitaire passées à composer sont extrêmement fatigantes et délicates à concilier avec une vie privée.
Document 3: "Industrie musicale: les cachets de la déprime", Charline Lecarpentier, Libération, 17 octobre 2019
"L'industrie musicale en France est-elle en bonne santé?" La question posée à la filière musicale par le collectif Cura ne concerne pas son économie, déjà mainte fois auscultée, et ose lancer avec elle les prémices d'un diagnostic tabou: celui de la santé mentale et du bien-être des artistes et professionnels du secteur. Jeudi, à l'Elysée-Montmartre à Paris, lors d'une conférence organisée par le MaMa Festival (la convention annuelle des professionnels de l'industrie musicale), le collectif a rendu publics les chiffres de son enquête exploratoire, la première du genre en France, inspirée d'une étude anglp-saxonne menée par l'association Help Musicians, laquelle s'est déjà dotée d'une ligne d'écoute pour répondre à la détresse des musiciens. Si la situatiin économique de la musique est à la hausse, selon le Syndicat national de l'édition phonographique (Snep), avec 12,7% de croissance dans le marché de la musique enregistrée en France au premier semestre 2019, on constate ainsi que ces bénéfices ne profitent pas à tous. Seulement à une minorité d'artistes, en vérité, qui échapperaient par miracle à une fragilisation accrue par le rythme intensif des tournées. En bas comme en haut des charts, qu'on soit en situation précaire ou non- Avicii ou Mac Miller, morts respectivement à l'âde de 28 ans et 26 ans par suicide ou overdose, étaient tous les deux riches et immensément populaires-, la souffrance psychique srmble être considérablement répandue.
L'enquête du vollectif Cura a été réalisée sous forme d'un questionnaire proposé en ligne, auquel 503 personnes ont répondu, 51% de femmes, 47% d'hommes, la majorité d'entre eux dans la tranche 25/45 ans. On dénombre 55% d'artistes, les autres sont des professionnels de l'industrie musicale. Quatre sur cinq disent souffrir d'anxiété et/ou éprouver une sensation de déprime. Ces éléments recoupent l'étude que la plateforme de distribution musicale suédoise Recird Union avait publiée en avril, portant sur 1500 musiciens indépendants, qui avançait que 73% d'entre eux affirmaient subir un stress, une anxiété, une dépresdion relative à leur situation professionnelle. Il faut ajouter à ce chiffre le harcèlement sexuel, dont 31% des femmes interroges disent avoir été victimes. "D'après les commentaires que nous avons reçus, il ressort que l'aide est souvent difficile à trouver et qu'il est difficile d'accéder aux soins médicaux, en raison de la mobilité géographique et des horaires qu'exigent nos métiers. Nombreux des répondants sont des travailleurs indépendants et souffrent ausdi d'un isolement qui les exclut des soins", nous explique Robin Ecoeur, réalisateur d'un webdocumentaire très remarqué sur le sujet, Un peu beaucoup à la folie, produit par le site Gonzaï, et cofondateur du collectif Cura, aux côtés du musicien Shkyd, de la cocréatrice de la Guilde des artistes de la musique (GAM) Suzanne Combo et de la naturopathe Sandrine Bileci.
Mai 2018, au centre FGO Barbara, à Paris (XVIIIe). Une partie des lauréats du Fair, dispositif de soutien aux musiciens qui fête ses 30 ans cette année, sont allongés sur le sol, rampant dans toutes les directions. Ils sont invités par Bénédicte Le Lay, coachvd'artiste et chorégraphe, à "laisser des traces sur le sol, tout doux". Parmi eux, les prometteurs Oré, Praa ou O (Olivier Marguerit), qui sont venus- volontairement- se faire prodiguer des conseils sur leur santé, physique mais aussi mentale, avec une formation associant pratique et théorie. Ils souhaitent apprendre à trouver des solutions au manque de sommeil, après qu'on les a mis en garde sur le pic de mortalité des musiciens,,qui surviendrait encore trente ans plus tôt que pour l'ensemble de la population. "Si les musiciens sont suffisamment informés, ils vont faire bouger les lignes. Mais ce type de programme est difficilement mis en place car la réception du discours se fait en décalage avec des tourneurs et des managers qui semblent vivre à une autre époque. Alors qu'une ère nouvelle s'ouvre avec les jeunes musiciens, qui sont beaucoup plus sensibles, par exemple, à ce qu'on veut leur faire manger" , explique Eric Dufour, kinésithérapeute qui assure la formation mais aussi des consultations pour l'association Médecine des arts.
Mercredi, Libération faisait sa une sur les enseignants broyés par l'école, tandis que les taux de suicide chez les agriculteurs sont eux aussi alarmants. Alors pourquoi s'appesantir sur le sort des musiciens, torturés depuis la première flûte de Pan? Parce qu'ils nous livrent des oeuvres dans lesquelles nous venons chercher souvent nos remèdes, et que leur exposition au sensible est plus brûlante encore. "Les gens qui se font une entorse vont chez le médecin, il faudrait que ce soit pareil pour le reste. Dans la musique, les fragilités personnelles peuvent parfois être un drôle d'argument marketing. On dit qu'il faut souffrir pour créer, pour justifier la profondeur d'un album ou l'intensité d'une performance", explique Shkyd. [...]
Une anthologie de témoignages de personnalités sur ce thème parue la semaine dernière, It's Not OK to Feel Blue (and Other Lies), aux éditions Penguin, vient le confirmer. Parmi les auteurs, on retrouve le Britannique James Blake, aux compositions électroniques intimistes habitées par sa voix pleine de pathos. Il y évoque une interview au cours de laquelle les raisons de sa dépression, pendant l'enfance, avaient été trivialisées par le journaliste: "Après toute cette discussion publique sur la dépression et l'anxiété, et tous ces albums exprimant la douleur, j'ai eu l'impression d'être un imposteur." Blake confirme que les artistes ont en quelque sorte intégré le fait qu'on attend d'eux de "souffrir pour leur art". [...]
Document 4: Les Variations Goldberg, Nancy Huston, 1981
Avec le clavecin, il n'y a pas de "c'est comme". Le clavecin, c'est comme ça. Ou plutôt, quand je l'ai entendu, par hasard, pour la première fois: c'est ça. Le clavecin ne fait pas dire des choses à la musique, il laisse dire la musique. Le clavecin n'a pas de marteaux; il n'a que des étouffoirs, et ceyx-ci sont recouverts de draps. Au lit, dans ma chambre, à côté de celle de mes parents, je me réveillais la nuit. Le père hurlait, la mère pleurait ou inversement; la mère hurlait, le père pleurait. Je restais tapie sous les draps, ahurie. Ensuite, diminuendo jusqu'aux sanglots, jusqu'aux mots bas de la réconciliation, jusqu'au silence. Voilà de l'émotion. Voilà le piano-forte. C'est ignoble. Avec le clavecin, tout est question de registres. Si je décide que la reprise se fera sous forme d'écho, je tire un jeu et tout baisse en même temps. Je contrôle l'accouplement. Je ne peux pas faire chanter l'instrument en usant de la violence. Nous sommes d'accord. Nous sommes accordés, au moins là-dessus.
Une fois j'ai eu la vision d'un instrument idéal. Une sorte de rêve éveillé. Je suis entrées dans une grande pièce vide et silencieuse, et il était là. Il ressemblait à un clavecin sauf qu'il était parfaitement carré. Le bois noir reluisait. Le clavier semblaut m'inviter à le toucher.Je me suis assise sur le tabouret dans un état d'anticipation que je n'ai jamais connu dans la vie réelle. À la fois curieuse et parfaitement calme. J'ai appuyé sur le mi du milieu. Un mi de cristal s'est produit, comme si je venais de souffler sur un verre de Dionysos. Il est resté quelque temps suspendu dans l'air, je l'ai laissé s'évanouir, et de nouveau j'ai appuyé sur le mi, enchantée. Ensuite, sur le mide l'octave au-dessus. Mais... il n'était pas plus aigu que le premier. Il était strictement identique. La même perfection: pas une autre mais la même. Je ne respiraus presque plus. J'ai touché le sol dièse ainsi que le si entre les mi : c'étaient également des mi. Égalelent-à égalité-, oui. Tout l'instrument était accordé à ce même son, toutes les cordes avaient exactement la même longueur; où je plaçais la main, le seul mi surgissait. Dans un ravissement indescriptible, j'ai commencé à faire des gammes de mi : très rapidement, toutes les gammes des clés majeures et ensuite toutes celles des deux mineures, que mes doigts possèdent depuis trente ans, et ce n'était pas pareil, c'était pareil, c'était tout pareil. Enfin, j'ai décidé de prendre ma revanche sur les compositeurs du XIXe siècle dont on m'avaitvgorcée à apprendre les sonates grandiloquentes et insipides : je les ai joués, l'un après l'autre, sur cet instrument sublime, qui a ramassé toutes leurs pauvres passions en un seul point. Mes doigts volaient sur le clavier dans une véritable orgie de pureté, une orgie de rigueur.
Mais ce n'est pas du tout ça, ici. Ici j'ai un supplice à endurer. Le public, même très privé, me guette. Et le clavecin, je sais très bien, au fond, de quoi c'est l'instrument. De torture. C'est une roue à laquelle je suis attachée. Est-ce que je parviendrai à soutenir cette tension pendant une heure et demie? Voilà ce qu'ils se demandent en se taisant ou en se mouchant, ou en se croisant et se décroisant les jambes. Il y a un corps humain, vivant, présent, faillible, qui s'est lis en face de quelques pages de papier à musique. Le tout est de savoir si le corps s'égarera du chemin tracé par les pages. Car cette musique est transcendante : elle a existé avant ma naissance, elle subsistera après ma mort. Me voilà, aujourd'hui - et volontairement -, aux prises avec elle. Mais elle est tout autant ma victime à moi. Parce que, à "elle", ce n'est justement pas ces pages recouvertes de petites taches noires. La vraie musique dépend de moi pour exister ici. Je peux l'esquinter, je peux l'ébrécher, je peux la fracasser... et je ne le veux pas. Ainsi, nous luttons ensemble , dans la bataille la plus délicate du monde. Cette combinaison particulière de sons, c'est un immense lustre fragile qui tinte sous mes doigts : si je déroge ne serait-ce qu'une fraction de seconde, j'en casse un morceau; si je ralentis intempestivement, l'éclat ternit. Je porte le lustre, et ce n'est pas son poids qui rend le fardeau si terrible, c'est son absence de poids, son caractère absolument ténu. Car je le porte non pas à travers l'espace mais à travers le temps.
La musique, est-ce que c'est pour eux un "passe-temps"?
Est-ce que c'est pour eux une "perte" de temps?
Et est-ce qu'ils se rendent compte qu'ils vieillissent en m'écoutant ?
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