Corpus n°8

 Document n°1:

Pourquoi la musique?, Francis Wolff, 2015


          La musique est l'"art des sons". C'est l'art qui rend les sons autosuffisants. Mais cela ne nous dit pas pourquoi elle nous fait danser, chanter, pleurer. Ni pourquoi, partout où il y a des hommes, il y a de la musique.

          Imaginons en effet des créatures d'une autre planète, qui seraient en tout point comme nous - corps, esprit, langage, société, etc. - à ceci près qu'elles ne connaîtraient pas de musique. Elles seraient amusiques. Imaginons-les venant nous visiter, nous observer et tenter de comprendre, en anthropologues, pourquoi, chez nous les hommes, il y a de la musique [...] : à quoi bon tous ces sons étranges qui sortent de vos engins et de vos gosiers ? nous demanderaient-ils. Le langage ou les images ne sont-ils pas des moyens plus simples et plus directs pour communiquer ou pour représenter ? Il faudrait alors leur confesser : "Si, chez nous, il y a de la musique, c'est que ça nous fait quelque chose." Perplexité de nos extraterrestres amusiques [...]. Alors, à défaut de pouvoir d'emblée leur expliquer pourquoi ça nous plaît et comment ça nous émeut, nous autres humains, ces sons mis en cet ordre, nous pourrions commencer tout simplement par leur lister quelques-uns des plaisirs qu'ils nous donnent. Nous leur tiendrions à peu près ce langage. Le premier et le grand plaisir de la musique, c'est d'en faire, dirions-nous. Avant d'être un acte contemplatif, une écoute ou un spectacle, un art chez nous est d'abord un savoir-faire. Avant le plaisir du concert ou du disque, il y a pour l'enfant le ravissement de produire un rythme avec ses mains et ses pieds. Et le babillage est autant la satisfaction de s'essayer aux sons qu'à s'initier au sens. Avant le mp3, avant le disque, avant même le concert, il y avait la musique de chambre pratiquée entre amis; encore avant, il y avait le chant et les danses des jours de fête, la flûte et les tambours à la veillée ou dans les banquets. La musique existe pour être faite avant d'être faite pour être entendue. On éprouve un plaisir plus intense à jouer, mal, une fugue de Bach au piano qu'à l'entendre bien jouée par les meilleurs interprètes, ne serait-ce que parce qu'en la jouant soi-même, on la comprend infiniment mieux, on en perçoit plus distinctement les différentes voix, on entend ce qu'on n'arrive à rendre que maladroitement, comme un acteurcomprend à force de lectures les mille nuances d'une réplique dont il ne peut traduire qu'une faible partie. [...] Mais la musique nous plaît souvent à être simplement écoutée. Il faudrait faire la part des plaisirs extrinsèques, ceux dont la musique n'est que la cause occasionnelle. Les émotions négatives d'abord: la détente qu'elle est chargée d'apporter aux passagers qui s'installent dans la cabine de l'avion ou l'excitation qu'elle procure, à leur corps défendant, aux chalands des grands magasins pour mieuxbles disposer à l'achat. Il y a les émotions positives qui relèvent des sympathies fédératives : les vibrations vécues en choeur (les grands rassemblements des concerts de rock, les défilés de musique électronique), la reconnaissance empathique de sa communauté d'appartenance dans un langage musical (le rap, les musiques "celtiques", etc.) ou dans certains morceaux (un hymne national ou international, un chant des partisans, etc.), le sentiment de puissance collective que l'on éprouve à cganter à tue-tête dans un groupe de rencontre, à prier de conserve à l'office, ou à marcher du même pas joyeux au-devant de la mort en chantant. La musique fonctionne alors comme marqueur d'identité ou comme instrument d'identification; l'émotion qu'elle suscite se confond avec cette impression dont elle est à la fois l'effet et la cause: " Cette musisue, c'est nous!" J'existe dans et par ce "nous" dont j'entends bien dans la musique qu'il est plus fort que "moi". [...]

          On pourrait encore énumérer d'autres émotions dont la musique n'est que la cause occasionnelle. Cependant, nos visiteurs amusiques auraient tout lieu de demeurer perplexes. Il faudrait donc arriver à l'essentiel et leur dire finalement ceci. Oui, il y a des plaisirs propres à la musique, des plaisirs qu'elle seule recèle. Oui, nous éprouvons des émotions musicales. [...] S'il y a de la musique pour nous, êtres humains de cette planète, c'est d'abord parce qu'elle nous fait. Elle nous touche. [...] Littéralement la musique touche notre corps. Métaphoriquement elle nous émeut, elle touche notre esprit.


Document 2 :  "Un, deux, trois...", Fredericks, Goldman, Jones, 1990

Ça m'a pris par surprise

Quand j'étais qu'un gamin

Je regardais tomber mes nuits

Et j'en attendais rien


Moi à Springfield, Massachusetts

La vie coulait comme de l'eau

Un matin j'ai pris perpète

En ouvrant la radio


Ça s'appelait rock and roll

Moi ça m'a rendu folle

Moi j'y ai rien compris

Sauf que c'était ma vie

Tu comprends rien mais que ça sonne


Ça faisait un, deux, trois

Pretty mama

Quatre, cinq, six

I miss you

Sept, huit, neuf

Can't get enough

Dix, onze, douze

I ain't got the blues


One, two, three

Come on baby

Four, five, six

A kiss

Seven, eight, nine

You're on my mind

Ten, eleven, twelve

Tell me when


Il paraît qu'il y en aurait qui se damnent

Pour du pouvoir, pour de l'or

Chacun sa façon de brader son âme

On les plaint pour ce qu'ils ignorent


Moi quand j'entends l'intro de "Hey Joe"

Oh je comprends mieux qu'aucun mot

Et rien ne me met dans le même état

Que la voix d'Aretha



Ça s'appelait rock and roll

Moi ça m'a rendu folle

Moi j'y ai rien compris

Sauf que c'était ma vie

Tu comprends rien mais que ça sonne


Ça faisait un, deux, trois

Pretty mama

Quatre, cinq, six

I miss you

Sept, huit, neuf

Can't get enough

Dix, onze, douze

I ain't got the blues


One, two, three

Come on baby

Four, five, six

A kiss

Seven, eight, nine

You're on my mind

Ten, eleven, twelve

Tell me when


Et c'était plus qu'une musique

Un langage, une communion

Une religion laïque

Notre façon de dire non

Des cheveux longs jusqu'au blouson

Mêmes idoles et mêmes temples

Nous allions tous même direction

Nulle part, oui mais ensemble


Et c'est un, deux, trois

Pretty mama

Quatre, cinq, six

I miss you

Sept, huit, neuf

Can't get enough

Dix, onze, douze

I ain't got the blues


One, two, three

Come on baby

Four, five, six

A kiss

Seven, eight, nine

You're on my mind

Ten, eleven, twelve

Tell me when

[Refrain répété trois fois]


Document 3 :  "Une nouvelle forme de participation politique ?", Béatrice Mabilon-Bonfils, 2004

          La techno n'est pas tout à fait une musique... Elle n'a pas cette dualité mélodie et accompagnement à laquelle le mélomane est habitué. C'est presque un bruit. Dans ses manifestations dansantes, la techno permet une communication originale et inédite. Elle génère un lien entre des individus en quête d'une expérience groupale et originale. Elle permet la participation de chacun à la construction d'un être-ensemble fondé sur le plaisir, la spontanéité et le partage.

          Un terrain vague, une usine désaffectée, un pont d'autoroute en construction. Quelque part, en France. Ou ailleurs. Une nuit rythmée de pulsations sonores. Des danseurs éparpillés, disséminés. Sans contact physique, éloignés les uns des autres, mais à la fois si proches...Presque une communion. La musique, qui a imbibé l'atmosphère, tisse un lien intime entre les participants.

          [...] Dans cette ambiance se mêlent quiétude et violence. Au sein de chacun, conflit et consensus se réconcilient. Entre les individus, le lien est à la fois éphémère et fort, presque indestructible. De cette effervescence, cette ébullition fructueuse, un "être-ensemble" original naît, par interaction des affinités. Un rassemblement créateur : une nouvelle forme de participation politique.

           Rapprocher musique techno et participation politique peut paraître surprenant... presque politiquement incorrect. La science politique a jusqu'ici mis en évidence deux formes de participation politique : la participation politique conventionnelle (essentiellement le vote, les activités militantes...) et la participation politique protestataire (manifestation, pétition ou toute voie de mobilisation qui se passe des canaux habituels de la démocratie représentative). Mais la participation au politique - conçu autant dans son étymologie avec polis qu'avec celle potentielle de polemos - peut (doit) être appéhendée comme un ensemble de relations intimes qur tissent entre eux les citoyens, cette "civilité" conçue comme mode d'appartenance diversifiés au "tout social". La participation politique affinitaire désigne alors l'ensemble de ces activités par lesquelles les citoyens tissent des liens invisibles de civilité dans une relation intime au politique conçue comme construction conflictuelle et/ou consensuelle d'un vouloir-vivre ensemble. [...]

          Etrange paradoxe

          La musique techno est une manifestation de cette forme originale et contemporaine de construction d'un être-ensemble politique. À la manière des grands mouvements sociaux, la techno mobilise des milliers de personnes : les raves géantes en plein air, la Techno Parade de Paris ou la Love Parade de Berlin, Teknival...

          [...]

          Foules solitaires, ces fêtes juxtaposent des individus pris dans leurs sensations. Sorte d'hédonisme, cette expression d'un "malaise dans la communication", impossible mise en commun, renvoie au désenchantement des instances productrices de sens collectif, les partis politiques, la famille, les syndicats, l'Ecole, les Eglises institutionnelles. Les instances qui permettaient aux édifices sociaux de surmonter les crises par l'intériorisation des valeurs centrales de cohésion sociétale fonctionnent de moins en moins bien. [...] La techno art du vide, règne du moi, langage musical inédit est une manifestation de cette culture postmoderne, entre standardisation et désertion sociale, hédonisme et atomisation. Pourtant, bien que symptôme du déclin des instances de socialisation, elle exprime aussi de nouvelles dynamiques. [...] Loin d'être une musique de la passivité, elle est le symbole d'un ralliement effervescent, une attitude créatrice, à tout le moins alternative. Mais un cheminement intellectuel est nécessaire pour aboutir à cette approche. La techno [...] subit le poids des préjugés et des rumeurs. Elle est encore stigmatisée et liée à la consommation de drogue. Musique imoersonnelle, musique des machines, elle refléterait le "chacun pour soi", l'indifférence de notre époque, son vide de sens, son "égotisme" généralisé [...]. Mais en même temps, et au-delà de ces apparences trompeuses, elle reconstitue un collectif, tel qu'il se vit dans tous ces regroupements d'individus, au sein d'un social qui se tisse en réseau. Un véritable temps du pluriel et des solidarités mécaniques. Etrange paradoxe d'une réalité duelle...


Document 4 :  Dialectisue de la pop, Agnès Gayraud, 2018

          La musique populaire l'est au sens politique et esthétique.

          Le populaire n'y désigne point exclusivement une origine, il est une destination.

          Il promet en l'art l'universel accès : l'utopie d'une immédiateté qui ne serait pas trompeuse mais gage même de vérité, d'une démocratie esthétique sans aucun nivellement.

          C'est pourquoi le hit est la figure accomplie de l'oeuvre pop par excellence. Comme idéal esthétique, il scelle la réconciliation utopique entre une expression artistique et son évidence, entre sa profondeur et son immédiateté. C'est cette "magie" -nom pop de l'utopie - que l'on reconnaît dans les tubes qu'on aime avec fierté, cette puissance à réconcilier les auditeurs dans la reconnaissance instantanée d'une oeuvre accessible, où se trame cependant une richesse de significations cachées. Cette promesse bien entendu est plus ancienne que les grands hits du XXe siècle, de Franck Sinatra ou des Beatles. On l'a trouvée énoncée chez Mozart dans son idée d'une musique de la "juste mesure", de cette musique tissée de subtilités dont "seuls les connaisseurs tireront satisfaction" mais écrite "d'une façon telle que les auditeurs moins chevronnés ne manqueront d'y prendre du plaisir sans savoir vraiment pourquoi".[...] Dans cette vision réconciliatrice, la musique devient le précieux médium d'une communauté esthétique où sont enfin dépassés les privilèges qui séparent les hommes : elle réunit la collectivité et lui enseigne la bienveillance. [...]. Un paradis naïf en somme, mais aussi une promesse utopique souveraine.

          Or, dans le canon des hits pop, telle est toute notre hypothèse, cette promesse survit. On l'a appelée ici "utopie de la popularité". L'idéal esthétique qu'elle représente n'est pas une simple idée lointaine, détachée des pratiques : nous avons montré au contraire qu'il oriente la pop, à la manière d'un astre exerçant sur une planète son influence astronomique.

          Si bien qu'on peut l'énoncer désormais en ces termes : est pop l'art musical de l'enregistrement sonore qui se rapporte à la promesse d'une utopie de la popularité de façon constitutive, et mise sur les ressources expressives de l'incarnation individuelle pour la réaliser.

          Ce rapport peut être extrêmement variable, autant que l'expression de l'individualité qui le soutient. La pop chérit trop les ressources imprévisibles de l'individuel et de son rapport au monde pour neutraliser ces différences. Si l'utopie de la popularité est son idéal, son idéalisme reste nominaliste, c'est-à-dire toujours concentré dans une expression de l'individuel. 

          Toujours est-il qu'à chaque fois que la pop fait hit, et pourvu que le hit y signifie infimement plus qu'un but industriel, elle rejoue les termes de ce rapport esthétique fondamental.






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