Corpus n°4
Document 1: Quelque part dans l'inachevé, Vladimir Jankelevitch, 1978
La musique, à la différence du langage, n'est pas entravée par la communication du sens préexistant qui déjà leste les mots; aussi peut-elle toucher directement le corps et le bouleverser, provoquer la danse et le chant, arracher magiquement l'homme à lui-même. Les plis et replis du souci s'effacent d'un seul coup dès que chantent les premières mesures de la sonate ou de la symphonie ou du quatuor. Les fronts ridés redeviennent lisses et unis comme le front d'un petit enfant. La musique fait oublier le temps vide, et rend de même insensible le temps de la morosité introspective : c'est le remède miracle pour les hommes malades d'ennui. Une sorte d'exaltation soulève parfois l'auditeur et semble le transfigurer, l'arracher momentanément à la pesanteur ; il est devenu tout élan et toute lévitation. Auditeur et créateur, ils participent, chacun à sa manière, de cet élan commun. Une sublime évidence éclate soudain quand le temps maudit, tâtonnant, laborieux, le temps de l'impatience et de l'expectative, est touché par la grâce de la temporalité enchantée.
Document 2: "La musique comme outil de stimulation cognitive", in L'Année psychologique, Aline Moussard, Françoise Rochette et Emmanuel Bigand, 2012
Pour d'autres auteurs, la musique aurait une importance biologique et psychologique telle qu'elle pourrait avoir joué un rôle adaptatif dans l'évolution de l'espèce. Certains suggèrent qu'elle aurait précédé l'émergence de fonctions cognitives sophistiquées telles que le langage articulé. L'existence de flûtes fabriquées dans de l'os, exhumées lors de fouilles archéologiques et datées de 40 000 ans, démontre que la musique n'est pas une activité de loisir récente et il est fort probable que des formes non instrumentées de musique soient apparues il y a 250 000 ans. La musique est aussi présente dans toutes les cultures, et certains comportements musicaux universaux, comme l'utilisation du chant par les mères pour communiquer avec les bébés, sont en faveur d'une hypothèse biologique évolutionniste de la musique pour l'humain. Au XIXe siècle, Darwin (1871) suggérait déjà son importance probable pour la sélection du partenaire. Plus récemment, les études en neurosciences cognitives ont souligné son rôle crucial pour la communication émotionnelle mère-enfant, la cohésion sociale, et le développement cognitif. Cette approche serait soutenue par la mise en évidence d'un gène (AVPR1A) dont la présence serait corrélée aux aptitudes musicales, et qui interviendrait par ailleurs dans la régulation d'une hormone (l'arginine vasopressine) influençant les capacités d'apprentissage générales ainsi que les comportements prosociaux (l'amitié, l'attachement et l'altruisme). Ces découvertes et théories ont donc conduit de nombreuses disciplines à reconsidérer l'importance de la musique dans le développement de l'espèce humaine, soulevant par exemple la question de la part de l'inné et de l'acquis des habiletés musicales. [...]
L'écoute ou la pratique musicale soutenue a des répercussiins importantes sur la réactivité et l'organisation du cerveau humain. Non seulement le bébé semble naître avec des prédispositions pour le traitement de la musique, mais l'activité musicale a aussi des effets sur le fonctionnement neurophysiologique et l'organisation corticale au niveau anatomique et fonctionnel. De cette manière, la musique active et modifie un grand nombre d'aires cérébrales. On sait aujourd'hui qu'il n'y a pas de "centre cérébral" dédié spécifiquement au traitement de la musique. [...]
Ainsi, si l'écoute et la pratique musicale influencent la réactivité et l'organisation de zones cérébrales qui ne sont pas spécifiques à l'activité musicale, on peut supposer qu'une activité musicale, en plus de développer les compétences dirigées vers la musique, va en même temps stimuler et faciliter d'autres fonctions cérébrales. Cet effet de transfert vers les compétences non musicales s'observe à la fois chez le musicien et le non musicien, dans des activités mentales perceptives, motrices ou cognitives.
La musique comporte différentes composantes, telles que la hauteur fréquentielle, le rythme et la métrique, l'organisation syntaxique. Ces différentes dimensions du stimulus musical résonnent chacune avec une ou plusieurs compétences mentales générales (non spécifiques au traitement de la musique). Par exemple, le traitement de la hauteur s'appuie sur les capacités perceptives auditives, et probablement aussi sur les habiletés spatiales, alors que le rythme est plus étroitement lié aux habiletés motrices, et que le traitement de l'organisation syntaxique semble partager des ressources avec le traitement du langage. L'activité musicale -écoute et/ou pratique- est également fortement basée sur les différentes formes de mémoire (implicite, autobiographique, sémantique, verbale, procédurale). La combinaison de ces composantes musicales donne au signal une valeur émotionnelle (valence et intensité, dynamique). Ainsi, la richesse de la structure du matériel musical permet de stimuler un grand nombre de compétences mentales de manière simultanée, et donc d'améliorer potentiellement à la fois le fonctionnement de chacune, et leur coordination. Un effet facilitateur d'une activité musicale sur une compétence non musicale peut être attribué à l'addition ou l'interaction de ces relations entre composantes musicales et compétences mentales générales chez le sujet normal.
Document 3: "La musicothérapie : la connaissons-nous vraiment ?", Suzana Kubik, Radio France/ France Musique, 5 juillet 2016
Nous l'associons un peu rapidement à l'hypnose, à la sophrologie, ou à la simple relaxation. Mais au fait, savons-nous exactement ce qu'est la musicothérapie, comment elle est pratiquée et quelles sont ses applications ? Le simple fait d'écouter la musique au casque dans le métro bondé en rentrant à la maison, par exemple, est-ce de la musicothérapie ? Hervé Platel, professeur de neuropsychologie à l'université de Caen, est l'un des premiers à avoir identifié les réseaux cérébraux impliqués dans la perception et la mémorisation de la musique, et notamment sur les patients atteints de la maladie d'Alzheimer. Par rapport à la définition de la musicothérapie, il est catégorique :
"La simple exposition d'un sujet à l'écoute de la musique n'est pas de la musicothérapie. On parle de la musicothérapie lorsqu'il s'agit de l'application des soins dans un contexte thérapeutique, avec l'intervention d'une personne qualifiée -d'un musicothérapeute. Trois paramètres sont importants : l'histoire du patient et les spécificités de sa pathologie, les caractéristiques de la musique choisie et la relation avec le thérapeute."
Utilisée à l'origine pour apaiser les souffrances psychiques, la musicothérapie était surtout un moyen de relaxation ou de renforcement de l'estime de soi. Avec l'évolution de la discipline, son champ d'application a été élargi : aujourd'hui, elle est largement utilisée pour stimuler les fonctions intellectuelles ou cognitives.
"On rencontre aujourd'hui deux applications principales : une application active lorsque l'intervenant travaille avec des sujets en groupe ou en individuel autour de la pratique instrumentale, et une application réceptive, qui est basée sur la relaxation par la musique avec la médiation du thérapeute. La pre mière technique favorise l'expression de soi, facilite la communication ou peut participer à la resocialisation de certains sujets. La technique réceptive est surtout utilisée dans le traitement de la douleur, de l'anxiété et de la dépression par le biais de la relaxation et de la détente et par le détournement de l'attention. En relation avec le thérapeute, la musique peut être aussi utilisée comme déclencheur d'un échange verbal sur les émotions qu'elle provoque, elle sert à analyser et prendre conscience des pathologies développées dans une démarche psychanalytique."
Depuis longtemps, les effets bénéfiques sur un champ très vaste de pathologies ont été démontrés de façon empirique. Mais depuis vingt ans, l'évolution des techniques de neuro-imagerie permet d'identifier précisément les effets et les modifications que la musique peut provoquer dans notre cerveau :
"La musique capte facilement notre attention : dès qu'il y a de la musique dans l'environnement, le cerveau se synchronise très naturellement. Les voies d'entrée de la musique dans le cerveau sont beaucoup plus complexes que celles de la parole, par exemple, et sollicitent différentes régions cérébrales : la musique stimule, relaxe, calme la douleur, mais a aussi la capacité à augmenter la plasticité du cerveau et de provoquer les modifications au niveau des connections synaptiques. Chez les personnes autistes qui ont une hypersensibilité à la musique, outre sa fonction de medium de communication, elle a un impact considérable sur les capacités d'attention et de concentration et par conséquent, diminue les troubles de comportement. Dans les cas des patients en rééducation neurologique suite à un traumatisme crânien ou à un accident vasculaire cérébral, la musique peut accélérer la récupération de certaines fonctions intellectuelles endommagées : la simple écoute régulière de la musique augmente les capacités attentionnelles et améliore les fonctions défaillantes de la mémoire."
Une méthode-miracle ? Hervé Platel tient à modérer ses propos:
"Dans le cadre des maladies dégénératives -du type Alzheimer-, la musicothérapie va en effet retarder les effets de la maladie, mais elle n'a pas d'impact sur la guérison en elle-même, la progression de la maladie est inévitable. Par contre, seule la musicothérapie réussit à activer les capacités résiduelles de la mémoire : alors que l'on a l'impression d'avoir des patients qui n'ont plus aucune mémoire, ils arrivent à retenir les mélodies nouvelles et sont capables de les reproduire, alors qu'ils n'en mémorisent pas les paroles." [...]
Document 4 : "La musique adoucit-elle le confinement?", Marco Martiniello et Alessandro Mazzola, in The Conversation France, 5 avril 2020
En pleine crise du Covid-19 et alors que les médias rapportaient jour après jour les chiffres hallucinants des décès en Italie ont commencé à apparaître sur les médias sociaux des vidéos de personnes confinées qui chantent et jouent de la musique sur les balcons de leur appartement. Une des premières vidéos postées dans la ville de Benevento, non loin de Naples, montre un homme qui entonne la chanson populaire napolitaine Vesuvio accompagné de son tambourin traditionnel, tandis que trois jeunes femmes sur un autre balcon l'accompagnent à distance, elles aussi au tambourin.
Cette nouvelle forme d'expression et de partage a rapidement gagné de nombreuses villes et plusieurs autres pays. L'hymne de la lutte contre le virus en Espagne, chanté tous les soirs sur les balcons, est un ancien tube des années quatre-vingt intitulé Resistiré.
Par ailleurs, des chanteurs et des musiciens parfois très connu ont commencé à diffuser des concerts donnés depuis leur domicile. Ainsi, le chanteur canado-américain Neil Young, qui aurait dû entamer une nouvelle tournée, a diffusé dès le 20 mars le premier d'une série de concerts acoustiques intimistes qu'il a nommée les Fireside sessions. Pendant près d'une demi-heure, on le voit chanter certaines de ses chansons les plus connues. Il répète depuis lors l'exercice plus ou moins toutes les semaines.
Alors que le coronavirus provoque d'énormes dysfonctionnements dans l'industrie culturelle mondiale, entraînant des retards et des annulations, la liste des concerts virtuels en livestream s'allonge de jour en jour. La prolifération de ces web-shows est grandement favorisée par les nouvelles technologies de communication qui permettent non seulement aux artistes de se trouver dans un lieu différent, parfois très éloigné, de leur public, mais aussi aux artistes isolés de jouer ensemble, comme l'ont montré les musiciens de l'Orchestre philharmonique de Rotterdam.
Les initiatives caritatives basées sur la musique ne manquent pas. Lionel Richie, par exemple, envisagerait de relancer son titre "We are the World" interprété par le collectif USA for Africa en 1985, un collectif ad hoc composé de grandes stars (de Bob Dylan à Bruce Springsteen en passant par Cindy Lauper ou encore Tina Turner) qui permit de récolter des sommes gigantesques pour lutter contre la famine en Ethiopie dans les années quatre-vingt.
Les médias traditionnels ne sont pas en reste. Ainsi, la chaînede télévision franco-allemande Arte a décidé de mettre à la disposition de ses téléspectateurs 600 concerts de tout genre en streaming gratuit. Le 20 mars dernier, 180 radios européennes ont diffusé au même moment "You'll never walk alone", en signe de solidarité et de soutien au personnel soignant. [...]
Que signifie cette prolifération de la musique sur le web en cette période inédite de confinement et de crise sanitaire globale ? Quelles peuvent être les fonctions de la musique et des artistes dans un tel contexte? [...]
Jouer ou consommer de la musique (en audio seul ou en video) peut être un moyen de s'occuper lorsque la vie tourne au ralenti, jour après jour. Bien que le télétravail ait connu une forte augmentation -forcée- suite au confinement, de nombreuses personnes se retrouvent contraintes de rester chez elles sans pouvoir travailler. Elles doivent parfois imaginer des solutions contre l'ennui qui s'installe au quotidien. Certaines s'adonnent à la musique, soit en se lançant ou en reprenant la pratique d'un instrument, soit en écoutant plus de musique qu'à l'habitude.
La pratique et la consommation de la musique peuvent être une réponse à l'anxiété causée par la situation actuelle. La grave crise sanitaire globale que nous traversons est inédite et inattendue pour la grande majorité de la population. Elle suscite bien de l'incertitude, des inquiétudes et des peurs pour l'avenir. Dans ce contexte, écouter ou jouer de la musique peut constituer un moyen de s'évader, de s'échapper mentalement, d'oublier momentanément la situation et les difficultés de la crise et du confinement et donc de préserver un bon équilibre mental.
L'histoire nous indique que la musique est un moyen d'exprimer sa peine, ses souffrances dans des situations extrêmes. Le blues, par exemple, est le fruit de l'expérience indescriptible de l'esclavage vécue par les centaines de milliers d'Africain.e.s arraché.e.s de force à leur environnement pour être acheminé.e.s comme du bétail aux Etats-Unis d'Amérique. Sans avancer une comparaison dénuée de sens, on constate aujourd'hui aussi que des personnes expriment leur expériences et leurs souffrances à travers la musique. En France, par exemple, se présentant comme un brancardier en service, M. Cheb a posté un freestyle qui raconte la difficulté du travail en hôpital, non sans égratigner au passage la responsabilité du gouvernement dans la crise actuelle.
Cette fonction expressive de la musique peut être individuelle et collective. La musique devient alors un moyen de rassemblement, de connexion à distance entre des personnes qui, bien qu'elles ne se connaissent pas, vivent une même situation. Lorsqye les gens chantent sur les balcons, lorsqu'ils écoutent la même chznson à la même heure à la radio, ils se rapprochent, ils partagent une expérience commune de cette crise sanitaire, voire un sentiment d'appartenance à une communauté menacée par le virus. Au-delà, ils peuvent aussi exprimer leur solidarité les uns avec les autres mais ausdi leur solidarité avec le corps médical qui travaille sans relâche pour sauver des vies. En France, par exemple, un clip de G7N est très explicite à ce propos.
Commentaires
Enregistrer un commentaire