Corpus n°6
Document 1: Vernon Subutex, Virginie Despentes, 2015
"La scène", c'était tout ce qui comptait. Et on avait raison. La semaine on collait des affiches, le week-end on jouait quelque part, il y avait assez de monde pour qu'on n'ait pas l'impression de répéter, on pressait nos disques, on ne se déclarait nulle part, il n'y avait pas d'intermittence, il n'y avait pas de monde extérieur au nôtre. On avait tous des associations 1901, on en était trésoriers, présidents, et on était tous TUC. On allait en Italie en Allemagne en Suisse en Hongrie en Espagne en Angleterre en Suède, tout ça dans des camions pourris, et on était les rois de ce monde. Plus tard est venu un monsieur rock à la culture, on a commencé à entendre parler subventions, à voir de belles salles s'ouvrir qui ressemblaient à des MJC de luxe, on a vu des mecs se pointer qui savaient monter des dossiers, qui parlaient le langage des institutions, ils étaient plus articulés, ils étaient plus malins. On a commencé à remplir des papiers. Le CD a remplacé le vinyle. Les 45 tours ont disparu. Ça n'avait l'air de rien. On savait, et on ne savait pas. Chaque chose, prise une par une, était anecdotique. On n'a pas vu venir le truc d'ensemble. Et ce rêve qui était sacré a été transformé en usine à pisse. C'est l'histoire de Cendrillon : une pédale Fuzz avait transformé nos citrouilles en carrosse, et là minuit avait sonné. On retrouvait nos haillons. Plus rien ne nous appartenait. Nous devenions tous des clients. Le rock convenait à la langue officielle du capitalisme, celle de la publicité : slogan, plaisir, individualisme, un son qui t'impacte sans ton consentement. Nous n'avions pas compris que les cailloux magiques que nous tenions entre nos mains étaient des diamants purs. Un trésor entre les mains d'une bande d'inadaptés. Aucun d'entre nous n'avait de plan de carrière. On ne pensait pas que c'était possible. C'est ce qui nous sauvait. On a tout perdu. Mais nous ne parlerons jamais à égalité avec ceux qui n'ont jamais fait l'expérience d'une vie en tous points conforme à leurs rêves. Je croise aujourd'hui des gens qui, à vingt ans, apprenaient la compétitivité à l'école ou le marketing en entreprise, et qui veulent me faire croire qu'on a vécu la même jeunesse. Je ne dis rien. Mais oublie, mec, oublie. Mon aristocratie, c'est ma biographie : on m'a dépouillé de tout ce que j'avais, mais j'ai connu un monde qu'on s'était créé sur mesure, dans lequel je ne me levais pas le matin en me disant je vais encore obéir.
Les années 90. Le temps était venu pour tous de chanter les louanges du pragmatisme. Aucune question d'éthique ne devait gêner le profit. C'était dépassé. Celui qui ne hurlait pas avec la meute était un attardé. Tout ce qu'on avait aimé, on l'a saccagé. Ça va vite de détruire, tout le monde peut le faire. Vite, vite, encore une page de pub, une subvention, deux sponsorings et vous me rajoutetez un petit partenariat, vous me le mettrez bien aliénant, que je sente la laisse quand je veux courir ? Il était superbe ce nouveau monde, fallait être con pour ne pas y croire. Et les politiques que nous comptions dans nos rangs n'ont pas été plus réactifs. Ils ont continué à décliner de vieilles formules comme si elles sortaient de livres sacrés. Réfléchir en temps réel ne les intéressait pas - plus le temps passait, plus ils chérissaient la Commune. Ce massacre devenu notre descente de la Croix.
Document 2 : "Des restos à la rue : la musique est-elle devenue omniprésente ?", Jean-Philippe Delhomme, 2015
Un peu avant l'été, je marchais le long d'une avenue déserte à Bushwick, banlieue de New-York où les ateliers d'artistes et les bars ont remplacé les garages de pneus et les entrepôts, lorsque derrière moi, HOUC-HOUC-HOUC, un beat électronique s'amplifie, et, alors que je m'attends à voir surgir l'une des Subaru tunées du quartier, c'est un type en danseuse sur son BMX nain qui me dépasse. Je comprends que son sac à dos est l'équivalent en réduction de ces coffres de 4x4 bourrés de subwoofers, destinés à parader le samedi soir en assénant à tout le quartier un requiem post-moderne dont les gros coups de basse évoquent les pulsations cardiaques d'un cachalot méditant une vengeance. [...]
Quelques semaines plus tard, les cyclistes avec haut-parleurs dans le sac à dos arrivaient en France. La musique à deux roues était alors une caractéristique sociologique des propriétaires de moto se prenant pour une voiture. Tandis que les conducteurs de BMW donnaient traditionnellement la priorité au tout-info, le nouveau propriétaire de Goldwing "transport de personnes" qui a réussi à associer business et prestige hédoniste aime diffuser une techno de supermarché lorsqu'il slalome à vide. Réduction par la taille mais pas par l'effet : un jeune réveille un boulevard entier avec une boombox qui lui tient dans la main, quand dans des temps légendaires il fallait les épaules d'Afrika Bambaataa pour déplacer un son similaire.
La musique, qu'on envisageait plutôt comme une revendication de sensibilité que comme une intimidation guerrière, est devenue bruit de fond machinal. Dans la culture beat des années 1950, un square était quelqu'un qui n'écoutait probablement jamais de musique. Un square d'aujourd'hui est inséparable du brooom-tsss-brooom-tsss générique de salles de sport et d'happy hour en terrasse qui l'accompagne où qu'il se trouve.
L'absence de musique est devenue une anomalie de fonctionnement. Quoi, la sono est en panne ? De même que les formules d'accueil du marketing sont devenues la politesse ordinaire, l'espace commercial sonorisé est la nouvelle nature. Une plage sans musique, c'est désormais comme un hôtel sans signature olfactive. Il est incertain d'escalader des montagnes ou de chercher des lieux reculés pour y entendre le silence, car il est probable que des randonneurs vous y rejoignent avec leurs enceintes nomades. [...]
Peut-être qu'au fond, cet accompagnement musical permanent est l'antidote à une espèce d'inquiétude métaphysique, soupçon du vide quand il n'y a que de l'ultra-plein ? [...] Exister sans une bande-son de boutique de mode, ce ne serait pas vraiment vivre. Ou tout au plus vivoter, en silencieux.
4'33'', la composition de John Cage au cours de laquelle les musiciens ne touchent pas leurs instruments pour faire écouter le silence, consisterait aujourd'hui à faire entendre une ambiance de boîte de nuit filtrant des murs mitoyens. Oui, c'est moi qui écoute de la musique. Pourquoi ? C'est trop fort ?
Document 3 : Musique : votre prochaine idole sera-t-elle une intelligence artificielle ?
Depuis vendredi [12 janvier 2018], un étrange album, nommé Hello World et signé par le collectif Skygge, intrigue le monde de la musique, avec ses sonorités passant de la dance au jazz. Sa particularité : c'est le premier disque mainstream composé par (ou à l'aide de) une intelligence artificielle.
Ecouter l'album Hello World du collectif Skygge provoque une drôle d'impression. Dans ce mélange de sons, de voix et d'influence, qu'est-ce qui est humain ? Qu'est-ce qui vient d'un ordinateur ? Si la question n'est pas totalement absurde, c'est que Hello World est un album composé à l'aide d'une intelligence artificielle.
Et c'est même le premier du nom, selon ses initiateurs : même si ce n'est pas complètement exact, ce disque est en effet le premier à être à la fois entièrement composé avec cet outil informatique et à sortir du champ de la musique expérimentale. [...]
Avec Hello World, il est bien question d'un album de musique mainstream, au sens où elle est facilement audible par tous. Et force est de le constater : sans savoir au préalable qu'un programme informatique se cache derrière, difficile de le deviner. Et ce même si quelque chose sème le doute, sans qu'on sache exactement si ce sont les harmonies parfois surprenantes ou les voix qui semblent découpées et reconstituées.
Derrière ce projet Skygge (qui signifie "ombre" en danois) se cachent le scientifique François Pachet, spécialisé dans l'informatique musicale, et le compositeur Benoît Carré (aussi connu pour être la moitié du groupe Lilicub ou l'auteur de la dernière chanson de Michel Sardou). Et une certaine "Flow machine", la fameuse intelligence artificielle.'Celle-ci n'est pas le robot humanoïde auquel vous avez peut-être pensé : il s'agit d'un "simple" ensemble de logiciels développés par le laboratoire d'expérimentation français de Sony, capable de composer tout seul une partition, d'y ajouter un arrangement, et de mixer le tout.
Concrètement, comment ça marche ? En fait, ce logiciel fonctionne comme toute machine, avec une matière première et un produit final. Mais - et c'est là sa grande particularité - cette matière première est composée de dizaine de milliers d'arrangements, de chansons et surtout de partitions, qui ont permis au logiciel de comprendre (sans rien connaître à la musique) que généralement, après tel accord musical, les compositeurs mettent tel accord ou tel autre, et que sur ces accords ils jouent en général tel ou tel type de notes de musique. On appelle cela le machine learning, et ça fonctionne aussi pour les images, par exemple.
Le logiciel permet donc de proposer une partition, de trouver quels instruments vont la jouer et avec quel style, en s'inspirant d'autres enregistrements. Mais le choix final est laissé à l'utilisateur du logiciel : derrière cet appareil, il y a toujours un musicien. C'est le choix qu'ont fait François Pachet et Benoît Carré : confier "Flow Machine" à des musiciens expérimentés, pour qu'ils l'utilisent comme un instrument de musique. " Pour qu'il y ait une oeuvre d'art, il faut une intention, une envie, un moteur, c'est l'artiste qui fait ça, mais il va être aidé par la technologie", a expliqué François Pachet au journal 20 Minutes.
Chaque collaborateur du collectif a donc choisi les morceaux dont il souhaitait s'inspirer et les a soumis au logiciel, qui leur a fait une proposition. Libre à eux ensuite de retoucher la proposition, de revoir l'arrangement, le mixage, parfois d'ajouter des extraits vocaux, pour arriver au résultat final, celui que vous entendez sur le disque. Ainsi, par exemple, "Hello Shadow", composé par Stromae, est très inspiré de musique cap-verdienne", détaille François Pachet. Et le Belge a demandé, par la suite, à la chanteuse canadienne Kiesza de venir ajouter un texte à la chanson, lui aussi passé à travers le logiciel pour le faire coller à la mélodie.
Pour l'heure, donc, peu de chances de voir disparaître vos artistes préférés au profit de robots musiciens qui auront écouté en quelques heures sûrement plus de titres musicaux que vous en toute une vie. En revanche, la probabilité existe de voir ces logiciels débarquer dans les studios d'enregistrement en plus des bons vieux instruments de musique : l'an dernier, la chanteuse Taryn Southern a fait appel à un logiciel similaire pour concevoir l'accompagnement des chansons dont elle avait écrit la musique et les paroles. [...]
Document 4 : Photo "Le groupe Kompressor"
Commentaires
Enregistrer un commentaire